Cerveau & Psycho N° 105 – Décembre 2018 p82 à p85                                                                                                           VIE QUOTIDIENNE L’école des cerveaux

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

Directeur de recherche à l’Inserm, au Centre de recherche en neurosciences de Lyon.

 

ÉDUQUER LA MÉTACOGNITION, LA CLÉ DU SUCCÈS POUR LES ENFANTS !

Savoir se fixer un but, planifier les étapes pour y arriver, prendre conscience de ses propres pensées et émotions, tout cela s’entraîne par des méthodes aujourd’hui validées.

 

Dans le cerveau, les fonctions exécutives désignent un ensemble de processus permettant d’éviter que notre comportement ne soit une simple succession de réactions réflexes à notre environnement. Les fonctions exécutives permettent de se fixer un but et de l’atteindre en ayant envisagé une suite d’étapes ; de réfléchir à la meilleure manière de manipuler une machine à laver dans des escaliers sans se blesser, ou encore de rester concentré jusqu’au bout d’une explication compliquée dans une salle de classe agitée. Elles constituent le fondement de ce qu’on appelle couramment le contrôle de soi – le contrôle de ses gestes, de ses émotions et plus généralement de sa propre vie mentale – et elles impliquent majoritairement le cortex préfrontal, manifestement plus développé chez l’homme que chez le cochon d’Inde.

 

LA MÉTACOGNITION, PREMIER FACTEUR DE SUCCÈS

Sachant cela, on ne sera pas étonné d’apprendre que l’efficacité des fonctions exécutives d’un enfant prédit mieux encore que son QI ou le statut socioéconomique de sa famille, quelles seront sa réussite professionnelle, sa santé et sa qualité de vie une fois adulte. Elles constituent donc naturellement une piste privilégiée pour quiconque veut développer son potentiel d’être humain, et tout système éducatif devrait à l’évidence compter le développement des fonctions exécutives de l’enfant parmi ses objectifs principaux ; ce qui amène immédiatement la question suivante : comment améliorer les fonctions exécutives des élèves?

Adele Diamond, professeure de neurosciences cognitives du développement à l’université de Vancouver, a consacré l’essentiel de sa carrière à explorer cette question et elle a récemment publié avec sa collègue Daphné Ling une revue qui dresse une liste assez exhaustive des différentes voies déjà explorées pour améliorer les fonctions exécutives des enfants et testées scientifiquement. On découvre une très grande variété d’interventions, allant de la pratique des arts martiaux à la course à pied, en passant par le théâtre, la méditation ou les jeux vidéo. L’idée derrière tout cela est celle de la contagion : une activité qui sollicite les fonctions exécutives (le théâtre apprend à mémoriser, à planifier ses actions, à s’adapter à l’environnement; les arts martiaux apprennent le contrôle et l’inhibition) devrait logiquement les renforcer de façon générale, de sorte qu’elles seront plus facilement mobilisables dans d’autres contextes comme à l’école, par exemple. Cela est-il le cas?

En réalité, les choses ne sont peut- être pas aussi simples, sans quoi l’enseignement traditionnel devrait suffire largement, puisque les activités qu’il propose sollicitent pour la plupart ces fonctions, et à raison de plusieurs heures par jour. Il manque donc un ou plusieurs ingrédients essentiels, que Diamond et Ling ont tenté d’identifier.

 

CAPITAL : APPRENDRE À VERBALISER SES ACTIONS MENTALES

Elles rappellent d’abord, au risque du truisme, qu’un entraînement des fonctions exécutives n’est efficace que si la personne qui dispense et supervise cet entraînement l’a bien compris et intégré, qu’elle soit convaincue de son efficacité et soit en outre capable de communiquer un certain enthousiasme : la récitation scrupuleuse et sans âme d’un manuel ne semble pas produire de résultats très probants. Attention donc à ne pas imposer aux enseignants un programme venu « d’en haut » avec un mode d’emploi truffé d’injonctions : mieux vaut se limiter dans un premier temps à quelques formateurs motivés et ouverts à la remise en question de leurs pratiques pédagogiques, en misant sur le temp long et sur un effet boule de neige pour une «contamination par l’exemple».

D’autres critères émergent des quatre-vingt-quatre études sur lesquelles s’appuient Ling et Diamond. Notamment, il faut accepter que l’intervention prenne du temps au quotidien, et qu’elle imprègne tout l’enseignement. Les compétences exécutives ne s’apprennent pas d’un seul coup, comme on apprend que le verbe finir est du deuxième groupe. Il n’existe pas de potion magique pour développer ses fonctions exécutives, pas plus que pour apprendre à jouer du violon: il s’agit d’un projet global, au long cours. Diamond et Ling citent plusieurs exemples de programmes qui n’ont pas donné de résultats probants tant qu’ils étaient enseignés « à part », même à raison de une heure chaque jour. À chaque fois, ce n’est que lorsque les pratiques enseignées dans ces programmes ont commencé à être utilisées régulièrement, tout au long de la journée et de la semaine, que les élèves ont réellement progressé. Le principal exemple cité est un programme inspiré des travaux du psychologue russe Lev Vygotsky et appelé «Tools of the Mind» qu’Adele Diamond a été amenée à tester elle-même : ce programme insiste particulièrement sur le rôle fondamental de l’intention de l’enfant, et l’incite à verbaliser ce qu’il s’apprête à faire avant d’aborder une activité, ce qui se prête bien à une pratique récurrente tout au long de la journée. Par exemple, en situation de classe, lorsque l’enfant s’apprête à réaliser une opération mentale, il s’agira de l’amener à expliciter son intention (j’essaie de multiplier 12 par 4), puis à prendre conscience des étapes de son raisonnement (je multiplie d’abord 2 par 4, je mémorise le résultat, puis je multiplie 10 par 4, et je l’ajoute aux résultats suivants). Les fonctions exécutives s’apprennent au fil du temps, par la répétition de situations qui leur posent un léger défi, pas trop élevé. On retrouve le concept cher aux pédagogues de « zone proximale de développement»: demander à l’enfant toujours un petit plus que ce qu’il sait faire.

Les observations de Diamond et Ling indiquent également qu’il serait nécessaire d’éduquer les fonctions exécutives à travers des activités variées, proches de celles que l’enfant réalise au quotidien. Ainsi, les entraînements de type «entraînement cérébral pour muscler son cerveau», où l’enfant s’entraîne tous les jours avec un jeu vidéo conçu pour mettre spécifiquement en jeu une fonction exécutive (la mémoire de travail par exemple), ont montré leurs limites en termes de transfert à la vie quotidienne. Les enfants améliorent sans aucun doute leur score au jeu, mais sans réel bénéfice dans d’autres tâches quotidiennes qui nécessitent pourtant cette même compétence cognitive. Il faut multiplier les approches, en leur faisant réaliser des recettes de cuisine, par exemple, qui développent aussi la mémoire de travail (combien d’œufs et combien de farine pour la pâte, tout en cherchant les ustensiles…).

 

L’IMPORTANT EST DE COMPRENDRE QUELLES STRATÉGIES ON UTILISE…

Dans les quelques cas où des transferts ont été constatés entre un entraînement isolé et d’autres situations par exemple scolaires, il semble que l’enfant ait été aidé d’un adulte pour analyser sa stratégie gagnante et y identifier des composantes cognitives communes avec le travail scolaire. C’est ce qu’on appelle un accompagnement métacognitif : faire découvrir et comprendre à l’enfant les « gestes mentaux » qu’il doit utiliser pour résoudre un problème, dans un jeu vidéo ou dans la vraie vie, et lui permettre de les reconnaître dans d’autres situations. Par exemple, l’enfant qui aura pris l’habitude de produire des images mentales internes pour mieux évoluer dans un jeu vidéo, s’il se rend compte de la stratégie adoptée, pourra l’utiliser dans la résolution d’un problème de géométrie. De même, l’enfant bien guidé lors d’un entraînement de course à pied pourra répondre à la question de l’entraîneur: « Que t’est-il arrivé après le premier kilomètre ? » par une analyse du type : « J’étais épuisé, alors je me suis fixé l’objectif à long terme des 3 kilomètres pour ajuster mon rythme. » Et la fonction exécutive « planification à long terme » pourra ainsi être identifiée par un mot précis et réutilisée dans d’autres contextes, comme la réalisation d’un devoir ou d’un exposé.

Ce type d’accompagnement dit métacognitif implique une compréhension fine du « comment », qui étend aux gestes mentaux une forme d’apprentissage déjà à l’œuvre pour apprendre des procédures corporelles : par exemple, un enfant qui apprend à nager le crawl com- bine des gestes qu’il connaît déjà dans d’autres activités. Sur un plan cognitif, le « geste » qui bloque peut être travaillé dans différents contextes, jusqu’à ce qu’il devienne naturel.

 

… ET DE TROUVER UN BON VOCABULAIRE

Cette compréhension de son propre fonctionnement mental passe par la mise en place d’un vocabulaire commun entre l’enfant et l’enseignant pour désigner et reconnaître des processus mentaux bien précis, qui paraissent d’abord mystérieux parce qu’ils ne sont pas « visibles » de l’extérieur, mais qui n’en sont pas moins très concrets. Ainsi, la conversion d’un mot ou d’une phrase que l’on entend («le renard sortit de la forêt ») en une image mentale reprenant la situation décrite est une forme d’action très précise que l’enfant peut apprendre à réaliser et qui l’aidera à comprendre une histoire et la raconter ensuite. Un terme commun et bien compris pour désigner cette conversion (l’enseignant peut proposer quelque chose comme « le cinéma intérieur ») permet à l’enseignant et l’enfant de comprendre ensemble que si ce dernier n’a pas retenu l’histoire, c’est peut-être qu’il n’a pas mis en jeu cette action, et qu’il pourra donc veiller à ce point particulier lors de la prochaine histoire pour juger si, oui ou non, cette action est utile. Toutefois, ce type d’interaction avec l’enfant n’est possible qu’avec des enseignants et des formateurs ayant eux-mêmes acquis une culture métacognitive, et l’un des grands apports des neurosciences cognitives dans le domaine de l’éducation sera sans doute de leur apporter cette culture.

Et pour finir, puisque les fonctions exécutives siègent en grande partie dans le cortex préfrontal que l’on sait très sensible aux déséquilibres chimiques, rappelons cette règle de bon sens à propos de deux états qui justement, bousculent ces équilibres : pas d’apprentissage chez un enfant qui est stressé, ou fatigué. Rien de mieux qu’un élève bien reposé dans un milieu bienveillant !

 

Sur le Web

L’outil en ligne recommandé par Adele Diamond et Daphné Ling, pour les enseignants et pédagogues : https ://toolsofthemind. org

 

Bibliographie

A. Diamond et D. S. Ling, Conclusions about interventions, programs, and approaches for improving executive functions that appear justified and those that, despite much hype, do not, Developmental Cognitive Neuroscience, vol. 18, pp. 34-48, 2016.

T. E. Moffitt et al., A gradient of childhood self-control predicts health, wealth, and public safety, Proc. Nat. Acad. Sci. USA, vol. 108, pp. 2693-2698, 2011.

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